Adapté du folklore norvégien
Le personnage central, vagabond et fanfaron, apparait dans
de nombreux contes norvégiens. L’écrivain Henrik Ibsen en a fait le héros de sa
pièce Peer Gynt (1876) qui fut mis en musique par Edvard Grieg. Une des scènes
de ce drame raconte la descente de Peer Gynt, attiré par les richesses et les
honneurs que lui vaudra son mariage avec la princesse Troll, dans le monde
souterrain. Mais, pour accéder à tout cela, il doit renoncer à sa condition
d’homme. Il réalise alors que ces prétendus honneurs le conduisent à la
déchéance et il s’enfuit. Il passera sa vie à courir le monde et ne retrouvera
celle qu’il aime qu’après bien des aventures
Pierre le paresseux portait bien son nom. Il ne pensait qu’à
vagabonder dans la montagne, à dormir au bord des torrents ou à boire à
l’auberge avec des chenapans de son espèce. Et, depuis la mort de son père, sa
pauvre mère s’épuisait à travailler seule les champs.
Dès que Pierre rentrait à la maison, elle essayait de lui
faire entendre raison.
-Tu ne pourras pas vagabonder toute ta vie ! lui
disait-elle. Il est temps que tu te maries et que tu travailles. Répare au
moins le toit de la maison, il va bientôt me tomber sur la tête !
-Je ne suis pas fait pour être paysan ou charpentier,
répondait Pierre. Un jour, j’épouserai une princesse, je vivrai dans un beau
château et j’aurai des tas de serviteurs !
Alors la pauvre femme haussait les épaules et se taisait.
Un
soir, Pierre décida d’aller au bal mais il ne prit pas la peine de se laver ni
de changer de vêtements. Quand les jeunes filles le virent arriver, crasseux,
mal peigné et les vêtements crottés, aucune d’elles ne voulut dans er avec lui.
Il resta donc tout seul et se mit à bouder dans un coin. Tout à coup, il vit
entrer la jolie Sueva et ses parents. Aussitôt il bondit devant elle, l’invita,
et sans même attendre sa réponse, il l’entraîna au milieu des danseurs. Sueva
était si douce et si gentille qu’elle ne se fâcha pas de ces vilaines manières.
Il faut dire aussi que Pierre était plutôt joli garçon... mais la mère de Sueva
connaissait sa réputation de paresseux et fut très fâchée de voir sa fille
danser avec lui. Elle lui fit signe de revenir auprès d’elle.
-Pierre, laisse-moi, ma mère m’appelle, dit Sueva à
l’oreille de son cavalier.
Pour toute réponse, il la serra plus fort. Elle
insista :
-Je t’en prie, ne me retiens pas.
-Si ! Moi je veux danser avec toi !
Tout le monde riait de les voir se disputer. Elle parvint
enfin à se dégager et s’en alla en pleurant.
Furieux d’être délaissé par sa cavalière, Pierre partit dans
la montagne. C’était la pleine lune et on y voyait presque comme en plein jour,
bien qu’il fût près de minuit. Tout à coup, il se rendit compte que quelqu’un marchait
près de lui. Il s’arrêta, le cœur battant, et vit que c’était simplement une
jeune fille. Mais il la trouva bien étrange, avec son long nez qui balançait
de-ci, de-là, comme la trompe d’un éléphant.
-De quel village êtes-vous ? demanda-t-il
-Mais je ne viens pas d’un village, dit-elle. Je suis la
fille du roi Baboro.
Il comprit alors qu’elle appartenait au peuple des Trolls et
ne put s’empêcher de frissonner. Puis il se dit que c’était l’occasion rêvée de
fréquenter une princesse... mais est-ce qu’une princesse accepterait de se
marier avec un simple paysan ?
Alors il répondit effrontément :
-Moi, je suis le prince Pierre, fils de la reine Mathilda.
Je me promène dans le pays pour voir comment vivent mes sujets. Et vous,
princesse, que faites-vous dans la montagne à cette heure ?
-Je suis sortie me rafraîchir un peu, dit-elle. Il fait si
chaud dans la salle de bal du palais !
-Tiens, vous aussi vous avez bal ce soir ? dit Pierre.
Mais où est votre palais ?
-Venez, prince Pierre, je vais vous le montrer. Je vous
invite au grand bal des Trolls.
Pierre était paresseux mais il n’avait pas froid aux yeux.
Sans hésiter, il suivit la princesse Troll jusqu’à un sentier qui s’enfonçait
au cœur de la montagne et conduisait à une immense caverne. Le sol grouillait
de Trolls qui dansaient tandis que d’autres mangeaient et buvaient à une grande
table présidée par le roi Baboro.
L’arrivée de Pierre fut très remarquée et les demoiselles Trolls se mirent à couiner
et à glousser en le voyant. D’abord Pierre se rengorgea et prit un air
avantageux, mais il se sentit vite mal à l’aise en les entendant parler !
-Je voudrais lui croquer les fesses ! disait l’une
-Non, laissez-le-moi, protestait une autre, je vais le
couper en morceaux et le faire griller.
-Vous êtes bien assez grosses comme ça, disait une autre.
Moi aussi, je veux y goûter.
Mais les Trolls se pressaient autour de Pierre en sautillant
de joie et en se léchant les babines.
Heureusement, la princesse alla parler à son père et
celui-ci frappa dans ses mains.
-Silence, cria-t-il. Et il ajouta en s’adressant à
Pierre : ainsi donc, tu es prince ?
Oui, je suis le prince Pierre, fils de la reine Mathilda.
-Parfait, parfait, marmotta le roi. Et tu veux épouser ma
fille ?
-Heu... je... je n’y avais pas pensé, mais puisque vous me
le proposez, j’accepte sa main et votre royaume comme dot.
-Holà, pas si vite ! protesta le roi, tu auras mon
royaume après ma morte. D’abord, il faut que tu supportes des épreuves. Mais ne
t’inquiète pas, si tu n’es pas digne d’être mon gendre... tu seras toujours
digne d’être mangé !
A ces mots, une tempête de cris, de rires et de
trépignements se déchaîna parmi les Trolls.
-Les épreuves ! Commençons les épreuves ! criaient
des centaines de bouches aux dents pointues.
Pour devenir roi, Pierre était prêt à tous les sacrifices.
Il déclara fièrement :
-Je réussirai les épreuves !
-Tout d’abord, reprit le roi, il faut que tu portes une
queue comme nous. C’est un signe de noblesse.
Un Troll alla chercher la queue de la vache servie au
banquet, et l’attacha au derrière de Pierre. Il se mit à remuer en cadence le
bas du dos pour faire voltiger fièrement l’insigne de sa noblesse. Les cris de
joie et les trépignements se déchaînèrent.
« Mon peuple m’acclame déjà ! » pensa Pierre.
-Maintenant, dit le roi quand le silence se fut rétabli, tu
vas manger et boire avec moi.
Deux Trolls apportèrent des plats et des coupes. Le roi se
pencha pour humer d’un air gourmand l’odeur de pourriture et d’excréments qui
s’en dégageait. Il tendit une coupe à Pierre en disant :
-Ce sont des spécialités de mon royaume...de ton futur
royaume !
Mais l’odeur était si repoussante que Pierre refusa
énergiquement.
Aussitôt les Trolls se rapprochèrent. En voyant leurs
babines retroussées sur les dents pointues, Pierre s’empara de la coupe, se
pinça le nez et avala le liquide sans respirer.
-Hourra ! vive le Prince Pierre !
Et dans le tintamarre, personne ne prit garde que Pierre se
retournait pour vomir ce qu’il venait d’avaler.
-Parfait, di le roi, continue à te régaler pendant le
spectacle.
Les Trolls se massèrent sur les côtés de la caverne tandis
que des musiciens et des danseuses prenaient place au centre. Imaginez trente
chats, la queue pincée dans des pièges à souris, et vous aurez une idée de la
musique. Imaginez trente éléphants qui sautillent et dix cochons qui se
tortillent, vous aurez une idée des danseuses.
Les Trolls poussaient des soupirs et s’essuyaient les yeux
cat ils étaient très émus par le spectacle. Mais Pierre se tordait de rire.
Quand le roi s’en aperçut, il frémit d’indignation. En frappant dans ses mains
il arrêta le spectacle, se leva et, s’adressant à Pierre, il dit d’un air
solennel :
-Je vois que malheureusement, tu n’es pas sensible à la
musique et à la danse, pas plus qu’aux fines nourritures. Hélas ! à quoi
te servent tes yeux, tes oreilles et ta langue ? Heureusement, j’ai pour
toi beaucoup d’affection et je vais te le prouver : je vais t’arracher les
yeux et la langue. Ainsi, tu pourras demeurer parmi nous sans problème.
Pierre se leva à son tour, épouvanté et commença à recule
vers la sortie. Il cria au roi :
-Mais arrêtez ! Je ne veux pas être aveugle et muet, je
ne veux pas rester avec vous ! D’ailleurs, je ne suis pas prince. J’ai
menti, j’ai tout inventé.
Les Trolls se rapprochaient dangereusement, alors, il se mit
à courir vers la sortie, de toutes ses forces. La horde des Trolls se jeta sur
ses traces en hurlant.
La tête en feu, la poitrine prête à éclater, Pierre courait
le long du chemin qui montait vers la sortie. Enfin il aperçut au loin une
lueur : la liberté, la vie !
Mais déjà les Trolls s’accrochaient à ses vêtements et
commençaient à les déchirer à coups de griffes et de dents. A quelques pas de
la sortie, il s’effondra épuisé, et la meute hurlante le recouvrit.
« Cette fois, tout est perdu », pensa Pierre.
Alors dans le silence de la nuit, s’éleva le ton grave d’une
cloche. Aussitôt, les Trolls se bouchèrent les oreilles en gémissant er
refluèrent vers l’intérieur de la montagne. En quelques secondes ils avaient
tous disparus et Pierre resta seul, hébété, meurtri, mais vivant. Sans
attendre, il descendit vers la vallée, vers la cloche qui sonnait toujours.
Arrivé au village, il alla droit à l’église.
-Je veux savoir qui sonne les cloches en pleine nuit, il ne
l’a sans doute pas fait exprès mais il m’a sauvé la vie.
Dès qu’il entra dans l’église, le sonneur de cloches se jeta
dans ses bras : c’était Sueva. Elle lui dit :
-Je t’ai vu partir dans la montagne. Alors, j’ai attendu.
Comme tu ne revenais pas, j’ai pensé aux Trolls, j’ai eu peur pour toi et j’ai
sonné les cloches pour les effrayer
-Et tu as parfaitement réussi, répondit Pierre. Si tu savais
comme j’ai eu peur ! Je crois que ça m’a guéri de l’envie de vagabonder
dans la montagne... Figure-toi que j’ai failli devenir le prince des Trolls,
mais à partir d’aujourd’hui, je n’aurai pas d’autre princesse que toi.
Quelques jours plus tard, Pierre épousa Sueva. Pour qu’elle
vienne habiter chez lui, il répara le toit de la maison et se mit à travailler
dur. Il resta toute sa vie un simple paysan, mais cela ne l’empêcha pas d’être
heureux... comme un roi !